Chapitre 10

 

— Tu m’avais dit que Gary voulait sortir vendredi soir, protesta Ivy.

— Je sais, lui répondit Tristan en s’allongeant dans l’herbe à côté d’elle. C’est sa copine qui a changé d’avis. Quelqu’un a dû lui faire une offre plus intéressante.

— Pourquoi Gary coure-t-il toujours après les filles les plus prisées ? s’étonna Ivy.

— Pourquoi Suzanne court-elle après Gregory ? lui répliqua Tristan.

Ivy sourit.

— Certainement la même raison pour laquelle Ella court après les papillons, lui répondit-elle en tournant son regard vers la petite chatte, qui sautait partout comme une vraie ballerine.

Ella se sentait chez elle dans le jardin du révérend Carruthers. Le père de Tristan avait planté un petit carré d’herbe à chat au milieu des gueules-de-loup, des lis, des roses et des plantes aromatiques.

— Est-ce que samedi te pose un problème ? lui demanda Tristan. Si tu travailles, on pourrait aller voir un film plus tard.

Ivy se redressa. Tristan était sa priorité, toujours. Néanmoins, comme ils avaient prévu de se voir le vendredi soir et le dimanche aussi...

« Je ferais mieux de lui dire la vérité », décida Ivy.

— Grégory a invité Suzanne, Beth et moi à sortir avec quelques-uns de ses amis samedi soir.

Tristan ne dissimula ni sa surprise ni son mécontentement.

— Suzanne en avait tellement envie ! s’empressa de lui expliquer Ivy. Et Beth était tout excitée aussi : elle ne sort pas beaucoup.

— Et toi ? lui demanda Tristan.

Il se souleva sur un coude et écrasa ce faisant un long brin d’herbe.

— Moi ? A mon avis, je dois y aller pour faire plaisir à Grégory.

— Tu lui fais souvent plaisir depuis quelques semaines.

— Tristan, sa mère s’est tuée ! s’emporta Ivy.

— Je le sais.

— Je vis sous le même toit que lui, poursuivit-elle. Je partage la même cuisine, les mêmes couloirs, le même salon. Je vois ses humeurs, quand il va bien, ou pas bien du tout. Ce qui est souvent le cas, ajouta-t-elle doucement.

Elle repensa aux journées durant lesquelles Grégory restait assis à lire le journal, à le feuilleter comme à la recherche de quelque chose qu’il ne semblait jamais trouver.

— Je crois qu’il est très en colère, reprit Ivy. Il essaie de le cacher, mais, à mon avis, il en veut énormément à sa mère.

L’autre nuit, à une heure et demie du matin, il était encore en train de frapper des balles contre le mur du court de tennis.

Ivy était descendue le rejoindre pour lui parler. Lorsqu’il s’était tourné vivement vers elle, surpris par son arrivée, son visage était déformé par la colère et la douleur.

— Crois-moi, Tristan, je l’aide quand je peux, et je continuerai à le faire, mais si tu penses que j’ai des sentiments autres pour lui, si tu penses que lui et moi... c’est ridicule ! Si tu penses... Je n’arrive pas à croire que tu pourrais...

— Hé, hé.

Il la força à se rallonger dans l’herbe.

— Ce n’est pas du tout à ça que je pense.

— Qu’est-ce qui te dérange alors ?

— Deux choses, en fait. Un, j’ai peur que tu en fasses beaucoup par culpabilité.

— Culpabilité ?

Ivy repoussa Tristan et se redressa à nouveau.

— Deux, si je peux me permettre, tu reproduis l’attitude de ta mère, qui est persuadée qu’elle et ses enfants sont la cause du malheur de Caroline.

— C’est faux.

— Nous sommes d’accord. Je veux juste m’assurer que c’est bien clair dans ton esprit et que tu n’essaies pas de te racheter auprès de quelqu’un qui exploite ta culpabilité à fond.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, se défendit Ivy en arrachant des touffes d’herbe. Tu ne sais vraiment pas ce qu’il endure. Tu ne le connais pas. Tu...

— Je le connais depuis le CP.

— On peut changer après le CP.

— Je connais Eric depuis la même période aussi, poursuivit Tristan. Ils sont extrêmes tous les deux, ils font même des trucs dangereux. C’est ça qui m’inquiète.

— Grégory n’essaierait pas alors que je suis là avec mes amies, insista Ivy. Il me respecte, Tristan. C’est sa façon à lui de communiquer après ces trois dernières semaines.

Tristan n’avait pas l’air convaincu.

— Je t’en prie, je ne veux pas que Grégory nous éloigne, plaida-t-elle.

Tristan prit le visage d’Ivy dans ses mains.

— Je ne laisserai rien nous éloigner. Ni les montagnes, ni les rivières, ni les continents, ni la guerre, ni les inondations...

— ... ni la mort elle-même, l’interrompit Ivy. Alors, comme ça, tu as lu la dernière nouvelle de Beth.

— Gary l’a dévorée.

— Gary ? Tu plaisantes !

— Il a gardé la copie que tu m’avais donnée, et je lui ai promis de te dire que je l’avais perdue.

Ivy s’esclaffa et se rallongea sur l’herbe, tout près de Tristan, la tête sur son épaule.

— Alors, tu comprends pourquoi j’ai dit oui à Grégory ?

— Non, mais ça te regarde. Donc, la discussion est close. Bon, qu’est-ce que tu fais samedi prochain ?

— Et toi ?

— Je mange à l’auberge Durney.

— À l’auberge Durney ! Je vois qu’on gagne bien sa vie à donner des cours de natation l’été.

— On gagne pas mal. Par contre, tu ne connaîtrais pas une jolie fille qui accepterait une invitation à un dîner aux chandelles pour un repas gastronomique à la française ?

— Si.

— Est-ce qu’elle est libre ce soir-là ?

— Ça dépend. Est-ce qu’elle aura droit à une entrée ?

— Trois, si elle le souhaite.

— Et à un dessert ?

— Oui, un soufflé aux framboises. Et à des baisers.

— Des baisers...

 

— Tu parles d’une fête, déclara Ivy froidement.

— Je m’ennuyais, répondit Eric.

— Pas moi, leur dit Beth.

Elle était la dernière à avoir quitté la soirée organisée ce samedi-là par l’association des étudiantes de l’université. Après avoir emprunté du papier à l’une des organisatrices, Beth avait interviewé la quasi-totalité des personnes présentes. Puis, alors qu’on demandait aux lycéens de partir, Beth avait été invitée à rester. La Sigma Pi Nu était flattée de savoir quelle citerait leur association dans un de ses livres.

— Eric, il va falloir que tu apprennes à garder ton calme, lança Grégory, clairement irrité.

Il était occupé avec une rousse (ce qui avait incité Suzanne à faire du corps à corps avec un barbu), lorsque Eric avait décidé d’en découdre avec un géant vêtu d’un tee-shirt à l’effigie de l’équipe de football américain de l’école. Une bien piètre idée.

Eric se tenait maintenant sur les marches d’un bâtiment à colonnes, et il inclinait la tête de droite et de gauche, les yeux levés vers une statue avec laquelle on aurait dit qu’il conversait.

Suzanne était allongée sur un des bancs en pierre installés dans le carré de pelouse central. Elle riait toute seule, les genoux repliés, sa jupe soulevée par le vent descendant sur ses cuisses de façon provocatrice. Un spectacle que Grégory ne quittait pas des yeux.

Ivy se détourna. Will et elle étaient les seuls à ne pas avoir bu. Lui s’était visiblement senti dans son élément à la soirée, même sans s’y être amusé. Peut-être la rumeur qui courait à son sujet était-elle vraie : il avait déjà tout vu et plus grand-chose ne l’impressionnait.

Comme Ivy, Will avait commencé à suivre les cours en janvier. Toutefois, son père était producteur de télévision à New York, ce qui lui avait instantanément donné beaucoup de crédit aux yeux de ses nouveaux camarades. A peine le pied posé dans l’école, la bande des fils et filles à papa s’était ruée sur lui. Toutefois, son attitude secrète empêchait de cerner sa vraie personnalité. Aussi, il était simple de lui attribuer les traits de caractère qu’on lui souhaitait et la plupart des élèves qu’Ivy connaissait avaient décidé que Will était génial.

— Il est où ton vieux ? s’écria soudain Éric. Il avait toujours les yeux levés vers la statue qui se dressait sur les marches au-dessus de lui.

— G.B., où est ton vieux ?

— Lui, c’est le vieux de mon vieux, lui dit Grégory. Ivy comprit alors que c’était la statue de son grand-père. Bien sûr. Ils étaient devant le Hall Baines.

— Et pourquoi il est pas là-haut, ton vieux ? Grégory s’assit sur le banc en face de celui où Suzanne était allongée.

— Parce qu’il n’est pas encore mort, je suppose, répondit-il à Eric avant de boire d’un trait la quasi-totalité de sa bouteille de bière.

— Alors, pourquoi que ta vieille, elle est pas là-haut ? Hein ?

Grégory resta silencieux. Il reprit une longue gorgée de bière.

Eric fronça les sourcils vers la statue.

— Elle me manque. Vrai, elle me manque, la bonne vieille Caroline. Tu le sais.

— Oui, dit simplement Grégory.

— Ben, faut qu’on la mette là-haut alors, reprit Éric en faisant un clin d’œil à Grégory.

De nouveau, ce dernier garda le silence. Ivy vint se placer derrière lui et mit sa main droite sur son épaule.

— Je l’ai juste là dans ma poche, la bonne vieille Caroline, poursuivit Éric.

Le groupe l’observa tandis qu’il tapotait sa chemise et son pantalon. Finalement, il sortit un soutien-gorge. Il le colla contre sa joue.

— Hum, il est encore chaud.

Ivy posa sa main gauche sur l’autre épaule de Grégory. Elle perçut la tension dans son corps.

Éric enroula le soutien-gorge autour de son bras et, titubant, commença à escalader la statue.

— Tu vas te tuer, lui dit Grégory.

— Comme ta mère !

Ivy détourna le regard d’Éric. Quant à Grégory, il continua à boire, puis appuya sa tête contre Ivy. Elle le sentit se détendre. Chacun de son côté, Suzanne et Will les fixaient, Suzanne avec des yeux qui lançaient des éclairs.

Ivy resta sans bouger pendant qu’Éric plaçait le soutien-gorge sur le juge Baines. Puis elle confisqua les bouteilles de bière encore intactes et rejoignit Suzanne.

— Grégory serait content d’avoir quelqu’un qui lui tient la main, dit-elle à son amie.

— Même après toi et la rousse ?

Ivy ignora la remarque de Suzanne. Cette dernière avait trop bu, elle aussi.

Soudain, Éric poussa un glapissement. Tous se tournèrent vers lui. Il avait glissé de la statue et s’en alla rouler dans le gravier où il s’immobilisa, recroquevillé comme un escargot. Will se hâta vers lui. Grégory éclata de rire.

— Rien de cassé, sauf mon cerveau, marmonna Éric alors que Will le remettait sur ses pieds.

— Je propose qu’on rejoigne la voiture, annonça Will froidement.

— Attends, la fête vient juste de commencer, protesta Grégory en se levant.

Manifestement, l’alcool qu’il avait ingéré commençait à agir.

— Je ne me suis pas senti aussi bien depuis que... je ne sais plus quand.

— Moi, je sais depuis quand, intervint Éric.

— La fête sera vite terminée si les gardes qui surveillent le campus nous attrapent, leur fit remarquer Will.

— Mon père est leur patron, lança Grégory. Il nous sortira d’affaire si nécessaire.

— Ou nous enfoncera, railla Éric.

Ivy regarda sa montre : 23 h 45. Elle se demanda où était Tristan et ce qu’il faisait. Elle se demanda si elle lui manquait. Elle regretta de ne pas être assise à côté de lui en cet instant, à profiter de cette douce soirée du mois de juin.

— Beth, on y va ! décida-t-elle, désolée d’avoir mis ses amies dans cette situation. Suzanne ! ordonna-t-elle alors.

— Oui, mère, lui rétorqua celle-ci.

Grégory s’esclaffa. Ivy en fut froissée, mais se dit aussitôt : « Ils sont ivres tous les deux. »

Bien qu’ils soient six, il leur fallut un long moment avant de retrouver la voiture de Grégory. Will déclara alors :

— Je conduis, d’accord ?

— Je peux me débrouiller, lui répondit Grégory.

— Pas cette fois.

Le ton de Will était plaisant, mais ses doigts se refermèrent sur les clés que Grégory tenait.

— Personne ne conduit cette beauté sauf moi, lâcha alors Grégory en lui arrachant le trousseau.

Will glissa un regard vers Ivy.

— Arrête, Grégory, intervint celle-ci. C’est moi qui vais prendre le volant.

— Comme ça, tu pourras boire autant que tu veux, lui fit remarquer Will.

— Je boirai et je conduirai autant que je veux ! hurla Grégory. Et si ça ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à rentrer à pied.

Ivy y avait songé, ou du moins avait pensé à marcher jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche pour demander qu’on vienne la chercher. Cependant, elle savait que Suzanne ne quitterait pas Grégory, et elle se sentait responsable de sa sécurité.

Will demanda son pull-over à Ivy, pour rembourrer le vide qui séparait les deux sièges à l’avant de la voiture. Il s’assit sur ce coussin de fortune, et obligea Éric à prendre place à côté de lui. Ivy, elle, monta derrière, où elle s’installa entre Beth et Suzanne.

— Will ? lança Grégory en le découvrant près du volant. Je ne savais pas que tu m’aimais tant. Suzanne, passe devant !

Ivy retint son amie.

— J’ai dit, passe devant, répéta Grégory. Comme ça, Will pourra rejoindre la fille de ses rêves.

Ivy secoua la tête en soupirant.

— Tous ceux qui risquent de vomir restent près des vitres, imposa Will.

Ivy attacha elle-même la ceinture de sécurité de Suzanne.

Grégory eut un haussement d’épaules, puis démarra. Il conduisait vite, trop vite. Les pneus crissaient dans les virages, la gomme adhérait à peine à la route. Beth ferma les paupières. Suzanne et Éric avaient tous les deux passé la tête par les vitres baissées. La BMW zigzaguait à vous donner la nausée. Ivy avait les yeux rivés droit devant elle et ses muscles se tendaient chaque fois que Grégory freinait ou tournait, comme si elle avait conduit elle-même. Will, lui, agissait en réajustant de temps en temps la direction du volant. Ivy comprit alors pourquoi il avait choisi cette place si dangereuse.

Ils roulèrent ainsi vers le sud le long des petites routes sinueuses, puis ils traversèrent le pont qui marquait l’entrée dans la ville. Ivy soupira de soulagement. Mais, brusquement, Grégory braqua le volant et s’engagea sur la voie qui suivait les berges de la rivière vers le nord, passait au pied de la crête où se trouvait leur maison, devant la gare, et quittait les limites de la ville.

— Où vas-tu ? demanda Ivy.

Ils étaient désormais sur un sentier étroit bordé d’arbres que les phares striaient de leurs faisceaux au gré des cahots de la BMW.

— Tu vas voir, répondit Grégory.

Éric repassa la tête dans l’habitacle.

— Froussards, froussards ! chantonna-t-il. Où sont les froussards ? Froussards, froussards !

 

La crête de la colline, sombre et menaçante, se dressait sur leur droite, forçant de plus en plus la route vers les rails qui filaient sur la gauche. Ivy se doutait qu’ils arrivaient près de l’endroit où la voie ferrée enjambait la rivière.

— Les deux ponts, souffla Beth.

Au même instant, Grégory se gara sur le bas-côté, coupa le moteur et éteignit les phares. Ils furent tous plongés dans le noir.

— Froussards, froussards. Où sont les froussards ? répéta Éric.

Ivy eut soudain mal au cœur. Elle descendit de la voiture à la suite de Beth. De l’autre côté, Suzanne ouvrit la portière, mais resta assise, les jambes pendantes.

Grégory, lui, alla chercher la bière qui restait dans le coffre.

— Où est-ce que tu as eu tout ça ? lui demanda Ivy. Avec un grand sourire.

Grégory posa un bras lourd sur son épaule.

— Encore une autre raison de remercier Andrew, lui dit-il.

— C’est Andrew qui te l’a achetée ? s’étonna Ivy, incrédule.

— Non, sa carte de crédit.

Là-dessus, Éric et lui attrapèrent un pack de six.

Bien qu’Ivy comprenne que Grégory ait envie de se défouler, bien qu’elle sache combien chaque jour avait été difficile pour lui depuis le décès de sa mère, la colère était montée en elle de minute en minute. Elle refluait maintenant pour céder la place à la peur.

La rivière n’était pas loin ; Ivy l’entendait qui dévalait les rochers. Ses yeux s’étaient ajustés à la nuit et elle discerna les caténaires de la voie ferrée. C’est alors qu’elle se souvint de la raison pour laquelle les jeunes comme eux venaient jusqu’ici : ils se lançaient des défis sur les deux ponts de chemin de fer. Là où Grégory les conduisait en file indienne. Ivy aurait fait demi-tour aussitôt si elle n’avait pas su que Suzanne serait incapable de prendre soin d’elle-même.

Éric la poussait dans le dos pour qu’elle avance plus vite tout en chantant de son étrange voix haut perchée : « Froussards, froussards ! Où sont les froussards ? »

Des petites pierres rondes roulaient sous leurs pieds. Éric et Suzanne ne cessaient de trébucher sur les traverses. Tous les six avançaient au centre de cette drôle d’avenue qui sectionnait la forêt, cette voie créée pour ces trains qui passaient à toute vitesse, reliant New York aux villes situées plus au nord.

Le passage s’élargit encore et Ivy découvrit les deux ponts, côte à côte, le nouveau construit à deux mètres environ de l’ancien. Deux rails d’acier brillant marquaient le tracé du plus récent. Celui-ci n’était protégé par aucune rambarde, par aucun garde-corps. Les arcs sous son tablier s’étiraient au-dessus de la rivière telle une toile d’araignée sombre et sinistre. L’ancien pont s’était effondré en son centre. Les deux extrémités restantes ressemblaient à des mains tendues dont les doigts de métal et de bois pourri essayaient de se toucher sans y parvenir. Loin en contrebas, l’eau rugissait et sifflait.

— Suivez le guide, suivez le guide ! susurra Éric, qui caracolait désormais en tête.

Il tituba vers le nouveau pont. Vivement, Ivy passa deux doigts dans la ceinture de la jupe que portait Suzanne.

— Pas toi, lui dit-elle.

— Lâche-moi, lui rétorqua Suzanne sèchement, se rendant compte qu’Ivy la retenait. Lâche-moi !

Les deux amies luttèrent un moment sous l’œil narquois de Grégory. Puis Suzanne parvint à se libérer. Ivy, dans un mouvement désespéré, s’élança et l’attrapa par la jambe. Suzanne culbuta sur un rail et roula en bas du ballast de pierres où elle atterrit dans des buissons. Elle essaya de se relever, sans succès. Vaincue, les poings fermés par la colère, elle leva des yeux mauvais vers Ivy.

— Beth, tu peux t’assurer qu’elle va bien, s’il te plaît ? demanda Ivy avant de tourner son attention vers Éric.

Il était sur le pont. Il avait déjà parcouru cinq mètres au moins. Son corps trop maigre sautillait et tournait sur lui-même le long du rail comme un squelette dansant.

— Froussards, froussards, lança-t-il d’un ton persifleur. Regardez-vous, bande de frou... bande de froussards !

Grégory s’adossa à un arbre en riant. Will, lui, observait la scène d’un air circonspect.

Soudain, toutes les têtes pivotèrent. Un sifflement venait de retentir de l’autre côté de la rivière.

C’était le train de nuit qu’Ivy avait si souvent entendu depuis leur maison sur la crête, ce ruban sonore qui, chaque soir, enroulait ses volutes autour de son cœur comme s’il voulait l’emporter.

— Éric ! s’écria-t-elle en même temps que Will. Derrière eux, Beth soutenait Suzanne qui, penchée sur les buissons, avait été prise de vomissements.

— Éric !

Will se rua après lui, mais Éric reprit sa danse sur les rails.

« Ils vont se tuer tous les deux », se dit Ivy.

— Will, reviens ! Will ! Tu n’y arriveras pas !

Lancé à vive allure, le train s’était engagé sur le pont, son œil brillant repoussant la nuit, réduisant les deux garçons à des silhouettes fines comme du papier à cigarettes. Ivy se rendit compte qu’Éric longeait de son pas vacillant l’extrême rebord de l’ouvrage. Au-dessus de l’eau et des rochers.

« Il veut sauter sur l’autre pont, pensa Ivy. C’est impossible ! Anges, aidez-nous ! pria-t-elle. Ange d’eau, où es-tu ? Tony ? Je t’appelle ! »

Éric se pencha en avant et, soudain, culbuta dans le vide.

Ivy poussa un hurlement, Beth aussi. Toutes deux crièrent, crièrent encore.

Will avait fait demi-tour et courait en trébuchant à chaque foulée. Le train ne ralentissait pas. Énorme et noir, il était aussi grand que la nuit même et fonçait sur lui avec son unique œil étincelant mais aveugle. Six mètres, quatre... Will ne s’en sortirait jamais ! Il ressemblait à une phalène attirée par la lumière.

— Will ! Will ! s’écria Ivy d’une voix étranglée. Oh ! anges...

Il sauta.

Le train passa, faisant vibrer le sol sous sa masse, l’air enflammé par l’odeur du métal. Sans attendre, Ivy dévala le remblai escarpé dans la direction où Will avait disparu.

— Will ! Will, réponds-moi !

— Je suis là. Je vais bien.

Il se dressa devant elle.

« Les anges soient loués », se dit-elle. Ils s’étreignirent un instant. Ivy se demanda qui de lui ou d’elle tremblait le plus violemment.

— Et Éric ? Est-ce que...

— Je ne sais pas, répondit Ivy rapidement. Est-ce qu’on peut descendre jusqu’à la rivière d’ici ?

— On peut essayer par l’autre côté.

À quatre pattes, leurs ongles enfoncés dans la terre, ils se hissèrent ensemble sur la voie ferrée. Lorsqu’ils se redressèrent, tous deux s’immobilisèrent, les yeux écarquillés. Éric marchait vers eux, une grosse corde et un élastique nonchalamment jetés sur l’épaule.

Il leur fallut un temps de réflexion avant de comprendre ce qui s’était passé. Mais alors, Ivy pivota sur ses talons et interrogea Grégory du regard. Était-il complice de cette mauvaise blague ?

Il souriait.

— Excellent, dit-il à Éric. Excellent.